Les encyclopédies, 40 min.
MH Bailly, février 2024
Je me souviens très bien des deux rangées d’encyclopédies Cours Léopold. Dans le salon, la ligne immaculée des Universalis impressionnait l’apprentie libraire à laquelle je jouais dans mes moments de solitude. Parfois, rien d’autre à faire que de les ouvrir et, immanquablement, de soupirer à la lecture de ces pages sans une image pour aérer son ciboulot. Dès lors, je n’ai jamais vendu ces encyclopédies à mes clients imaginaires, préférant conseiller de vieux livres de poche aux pages épaisses et jaunies. Leurs couvertures colorées magnifiaient ces ventes oniriques. Le Feu de Barbusse avec son bidasse fatigué en couverture, Les Frères Karamazov dont je pouvais fièrement citer le nom sans buter, La Peste enfin et son paysage inquiétant, entre chien et loup.
Ça, c’était la bibliothèque du salon.
Chez mon frère, le garçon, l’Aîné, l’héritier, inscrit depuis la maternelle à l’exigeant établissement catholique Saint-Sigisbert quand, nous les filles, devions nous contenter des écoles publiques. Dans la chambre de mon frère, donc, une bibliothèque habillait le mur du fond avec, tout en bas, la place décidément dévolue aux encyclopédies. Les fameux Tout l’univers, promesse de savoirs infinis, étaient relativement classés par ordre chronologique. Je n’ai jamais su si je devais demander l’autorisation à ce grand frère parfois violent, mais je m’arrogeais le droit de les compulser. Aujourd’hui encore, je me souviens de ce ptérodactyle qui semblait sortir des pages avec ses longues ailes et son drôle de bec inquiétant. Et la tête de Pasteur, avec la danse des éprouvettes autour de lui et Besançon en fond d’image, une page avec des Poilus, encore eux. Certains volumes avaient été tellement ouverts que la tranche était grignotée. Elles nous avaient bien rendu service pour rédiger les devoirs de sciences nat’, on disait comme ça à l’époque, ou d’Histoire. C’était un peu notre chat gipiti à nous.
J’adorais fouiller dans ces petits concentrés de savoirs. Je fouinais curieusement dedans et dehors. Tant et si bien que mes mains impatientes ont grimpé d’un étage puis d’un autre pour feuilleter les manuels scolaires, illisibles pour moi, de ses romans d’ado, moi qui stagnais à la bibliothèque rose. Camouflée derrière ces saines lectures, je découvris un jour des magazines couverts d’images colorées avec des femmes nues, d’hommes couverts de poils noirs, de corps imbriqués avec des sous-titres explicites. Rose de confusion, mais consciente d’avoir mis la main sur un mystère de taille, je convoquais ma meilleure amie pour procéder à une analyse détaillée de ces encyclopédies du sexe. Car oui, il s’agissait bien de cela. Semaine après semaine, de nouveaux exemplaires venaient grossir les rangs de ce double fond.
Que sont devenus tous ces livres ?
L’Universalis est restée un objet de décoration et a déménagé dans le manoir campagnard de mon frère, les encyclopédies scolaires ont dû disparaître dans un quelconque vide-grenier. Quant aux magazines pornos du frérot, j’ai appris quelque temps plus tard qu’ils faisaient l’objet d’un trafic à caractère informatico-financier dans les couloirs de l’école catho, trafic qui avait valu à mon frère un sévère châtiment corporel paternel.
Cette tranche d’histoire désuète se passait au temps des R5 et des téléphones en bakélites avec des numéros à six chiffres, des télés en noir et blanc et des compartiments fumeurs, ce temps de mon innocence perdue.
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