Accéder au contenu principal

Pourquoi corriger, réécrire un auteur ?

Note à l’intention des auteures[1] d'Un jour, une femme tombe

Parce qu’un auteur manque de recul pour corriger son propre texte, qu’il a déjà lui-même écrit et réécrit, corrigé, allégé à de multiples reprises. Il a souvent passé de longues heures à peaufiner une phrase, changer un paragraphe, en se posant mille questions, seul face à lui-même. L.-F. Céline, et M. Proust ont raturé et repris des pages entières.

 • Rendre publique

Le texte édité (ou en cours de l’être) sort de l’antre de la création. L’auteur n’est plus en tête à tête avec lui, il le donne à lire à l’Autre. Il le donne au monde. Si l’écriture est la gestation du livre, sa publication est son accouchement. L’éditeur est là pour l’aider à naître, à vivre en société.

En effet, si un auteur écrit, c’est pour être lu, pour communiquer. Son message doit être fort et non se perdre dans la foule d’autres messages. Il doit être percutant, il faut donc parfois l’alléger pour lui donner plus d’intensité. Ce ne sont pas les détails qui font la force d’un texte, mais ses mots directs et bien choisis. Ainsi, il est parfois plus percutant d’écrire : « Elle recouvre l’ouie » que « Elle est comme une sourde qui recouvre l’ouie ».

Raconter une histoire qui nous est arrivée nécessite de la simplifier : les bons/les méchants, les bourreaux/les victimes, les terroristes/les hommes de paix, les riches/les pauvres, les logés/les sans logés… « Seule la fiction permet de rendre l’histoire dans sa complexité. C’est la victoire de la fiction sur le document. […] C’est la victoire de la fiction de permettre de regarder en arrière, vers l’enfer, de le réinventer, faute de pouvoir le redire. », écrit R. Monserrat (écrivain chilien, animateur d’atelier d’écriture qui a choisi comme ultime terre d’asile la littérature). Il ne s’agit pas de tout dire, de perdre le lecteur dans les méandres de l’intrigue, mais de lui donner à voir, de lui faire sentir. Il faut lui laisser sa part d’espace, sa part de créativité pour qu’il reconstruise l’histoire mentalement, qu’il soit touché et non envahi. 

• La musique d’un orchestre

Vous, les auteures, êtes porteuses d’un message, votre conte est une pierre jetée dans la marre. On doit entendre sa chute, percevoir les ondes qu’elle émet. Il faut aller à l’essentiel pour ne pas perdre le lecteur en route, l’accrocher dès les premières lignes, et le garder près de soi jusqu’à la fin.

Il ne s’agit pas de réécrire pour réécrire. Il s’agit d’ôter ce qui est en trop, alourdit inutilement le texte et l’affaiblit. Il s’agit de l’améliorer, d’en souligner la quintessence. Ainsi on supprime ce qui est redondant et, quand il y a plusieurs auteur·es, le risque est grand qu’ils ou elles se répètent les un·es les autres. Ce n’est pas parce qu’une phrase est mauvaise en elle-même qu’elle est retirée, mais parce qu’elle ne s’intègre pas bien dans l’ensemble. Chaque phrase doit se fondre dans un tout afin que le lecteur ne perçoive pas le changement de style, les coupures de rythme qui pourraient le gêner et l’inciter à abandonner l’ouvrage. 

Encore une fois, l’auteur ne doit jamais oublier son lecteur, il ne le lâche pas. Quand il se relit, il se met à sa place, c’est pour lui qu’il ou elle écrit. Comment ce paragraphe est-il compris, qu’ai-je voulu dire, ce mot-là est-il indispensable, etc.? Telles sont les questions que tout correcteur/auteur/éditeur doit se poser à la relecture.

• Trop d’épices tuent le goût

Parfois, le correcteur supprime un terme, une phrase. « Alors quoi, pourrait rétorquer l’auteur·e qui a sué tant d’heures pour écrire ce passage, vous me l’enlevez ? » Certes, mais le travail d’un écrivain, c’est aussi de raturer. Il faut parfois écrire des pages et des pages pour ne garder que la crème, deux ou trois paragraphes. Mais ces deux paragraphes sauvés et dont il ou elle est si fier·e aujourd’hui n’existeraient pas s’il n’en avait auparavant écrit des dizaines qui gisent, papiers froissés dans la poubelle. Écrire est une affaire de cuisine : trop d’épices tuent le goût. C’est aussi une affaire de peinture. La sous-couche ne se voit pas ; elle est pourtant indispensable, car elle détermine la qualité de l’ensemble, la partie visible.

• Ce qui fait sens

On peut garder les digressions si elles ont du sens, sens poétique ou autre. Ainsi dans Une femme tombe, les petits mots décalés de mademoiselle DSQT (une femme qui existe bel et bien et qui malgré ses délires s’est intégrée dans le groupe, qui l'a acceptée telle qu’elle est) symbolisent une femme qui vit en décalage et la problématique même du sentiment d’exclusion : être hors du temps, dans l’attente… Ses petits mots, pleins d’humour, donnent une poésie à l’ensemble du texte, parfois dramatique, et sont des clins d’œil au lecteur interpellé. La folie existe en chacun de nous, nous la côtoyons de façon plus ou moins proche ; elle fait partie de la réalité de notre monde et de ce que vivent les auteures de cet atelier d’écriture. Celles-ci traversent la vie et puisent dans leur humour et leur regard la force de supporter l’insupportable. Elles ne sont pas misérables, et témoignent ici de leurs étonnantes ressources. Elles tricotent et tissent l’ouvrage qui les libérera des mots, peut-être des maux ? Et pour reprendre les termes de Ricardo Monserrat : vous êtes les auteures de votre vie, de la fiction et non les victimes d’une vie, les victimes d’une Histoire.

• Lâcher, faire confiance

En aucun cas, l’éditeur ou le correcteur ne doit changer le sens, déformer les propos de l’auteur. C’est un travail de traduction, « à la dentelle », il doit respecter le style, le ton. Rester dans la vérité de l’auteur. C’est pour cette raison que ce dernier peut laisser son texte en toute confiance. Il s'agit là d’estime et de respect mutuel.

Car écrire, c’est lâcher. Faire confiance à celui qui édite, aide à mettre l’enfant au monde. Écrire nécessite du courage, écrire ensemble demande encore davantage de courage, vous l’avez eu. Vous avez eu le courage de vous écouter, de vous répondre, de vous donner la main. De cette écoute est né le conte. Vous avez su intégrer vos différences et dépasser vos a priori, vos difficultés. C’est ce courage qui affleure dans le conte. C’est ce courage que le lecteur sent. Il ne voit pas les ficelles de la création, ne devine pas les sous-couches, les aspérités qui président à la création. Sa lecture doit lui sembler limpide et les phrases, belles et simples à la fois. Cette évidence le tient en haleine. Tel est le pari ! 

C’est ce pari qui a permis à Raymond Carver, auteur américain issu des ateliers d’écriture et qui écrivait des nouvelles dans la misère, de sortir de l’ombre. L’éditeur qui sentait l’air du temps, ce que les lecteurs potentiels attendent (car le livre est aussi un produit commercial), a proposé à R. Carver de reprendre une grande partie de ses nouvelles, l’incitant à couper, et couper encore pour en faire des nouvelles brèves, très épurées. C’est cette brièveté, ce tranchant des mots et des histoires, particulièrement originaux, qui ont été appréciés et Carver est devenu l’un des plus grands nouvellistes de son temps. Il a créé un style. Son manuscrit initial aurait-il eut autant de succès ? Carver peut-il se reprocher d’avoir fait confiance à son éditeur ? C’est aujourd’hui encore en débat. Je vous invite d'ailleurs à lire ses ouvrages réédités par les éditions de l’Olivier. À nous d’en juger à la lecture…

[1] Dix résidentes d’une maison de stabilisation, accueillant des femmes sans domicile fixe, se sont réunies collectivement, durant un an, en atelier d’écriture hebdomadaire, pour composer un roman à plusieurs mains Un jour, une femme tombe. Le roman, préfacé par Jean-Luc Nancy, devait voir le jour aux éditions Anabet, peu avant la regrettable fin de la dite maison. 


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Écrire l’ordinaire

Consigne ordinaire pour écrivants pas ordinaires L’ordinaire est un plat pays, un vocabulaire sans saveur qui rime avec populaire. On le laisse volontiers au vestiaire. Pour plus tard. Routine gangreneuse ou paix heureuse, l’ordinaire a tantôt la mine vulgaire, aux relents de mépris, ou l’air sobre des réjouis. Si la langue nous autorise à « sortir de l’ordinaire », on ne peut y « entrer ». Serions-nous tous condamnés à quitter l’ordinaire ou, à défaut, y rester ? Ceux qui en sortent pénètrent-t-ils dans l’extraordinaire ?   Mépriser l’ordinaire, c’est oublier la grâce des jours qui se déplient et dont l’envers sonne la fin.   Ordinaires, les rescapés de La Méduse, les danseuses de Degas, les ivrognes de Toulouse-Lautrec, les soleils de Van Gogh qui attirent les foules ? Que dire des Tahitiennes de Gauguin qui, logées au musée d’Orsay, n’ont rien d’ordinaire ? On s’y perd ! Tout est ordinaire et rien de l’est. Ordinaire, le sexe de L’Origine du Monde ne l’est pas. C’est l’intention, l

Une pause pour écrire

La virgule marque une pause. Marquons, nous aussi, une pause dans nos vies. Plantons des virgules dans notre pré, promesse de bonheurs ! J’anime des ateliers d’écriture depuis vingt ans. Quelle joie de voir les écrivants, arrivés par choix ou par hasard, s’éveiller à leur potentiel.  Quelle joie de les amener là où, seuls, ils n’iraient peut-être pas. Quelle joie, au fil des ateliers, de les accompagner à composer et, ensemble, polir leur art. Tout au long de ces années, et quelles que soient les séances, j’ai entendu des textes magnifiques,  parfois de simples phrases, des poèmes, des notes, des ébauches de nouvelles, des perles qui se perdent trop souvent au fond d’un tiroir ou d’un disque dur. Les ateliers offrent l'occasion de partager ces trésors, virgules dans nos vies trépidantes ! Une virgule dans le pré propose divers ateliers d'écriture pour oser écrire, progresser, partager, donner à lire.   Découvrez nos planteurs, semeurs de virgules, nos auteurs et nos coups de c
Mon dernier livre :  Alice au pays des virgules Alice au pays des virgules  : un roman pour écrire, à la portée de tous.  Vous rêvez d’écrire ? Vous n’avez jamais osé, vous ne trouvez ni le temps ni l’inspiration ? Ce roman s’adresse à vous. Suivez le chemin d’Alice qui pousse la porte des ateliers d’écriture créative où elle expérimente des techniques pour écrire régulièrement.  Alice au Pays des virgules  est non seulement un roman mais aussi un guide riche en références qui vous apportera des clés pour oser écrire et partir, vous aussi, à la conquête de vos rêves.  Lire un Extrait Commander Place des libraires Fnac Amazon  

Atelier d'écriture à Boulouparis

Premier atelier d'écriture à Boulouparis  Samedi 19 septembre 2020 Rencontrer de nouveaux écrivants suscite toujours une émotion. Émotion des premiers regards, émotion des premiers mots, des premiers textes qui s’écrivent, se lisent, s’écoutent. Il y a toujours quelqu’un qui ne « respecte pas la consigne », mais la contourne merveilleusement, un·e autre qui dit : « Je vous préviens, c’est nul » et nous livre un trésor. Des voix qui chuchotent, des oreilles qui se tendent : « Moins vite, plus fort ». Des phrases qui interpellent ou ricochent sur celles du voisin ou de la voisine. Les créativités s’aiguisent, des complicités naissent. Samedi 19 septembre, sous le dôme, à la Ouaménie, 8 personnes qui n’avaient jamais participer à un atelier d’écriture ont osé franchir le pas. Bravo à elles ! C’était un enchantement de les rencontrer, de partager leurs textes et leurs rires.  
Atelier d'écriture, à Boulouparis, de 9h00 à 16h30  Vous écrivez et souhaitez approfondir votre pratique ? Si vous avez manqué les derniers ateliers de 2022, d'autres ateliers vous attendent en 2023, dès le mois de février ! Nous vous tiendrons au courant des prochaines dates.  Durant cette journée, dans un lieu verdoyant et convivial, vous pourrez vous consacrer à l'écriture, vous immerger, sans contraintes matérielles, dans votre projet créatif. L'atelier permet de contourner la peur de se retrouver seul devant sa page. Des consignes progressives, des thèmes et des approches variés pour s'exercer ensemble à l'écriture créative, travailler son imaginaire. Temps d’écriture, d’écoute et de partage alternent tout au long de la journée. Tarif : 9 500 XPF la journée d'atelier, soit 2 séances 5 h d’ateliers d’écriture. Déjeuner offert. 4 participants minimum - 6 maximum. Inscription une semaine à l'avance. Accueil à partir de 8 h 45 - La séance débute à 9 h 1
 L'agenda d'une virgule dans le pré Atelier débutants, atelier fictions, ateliers Nouvelles, ateliers adolescents, ateliers en ligne des Antipodes… Une virgule dans le pré développe ses modules d' ateliers d'écriture créative . Afin de faciliter les échanges et la créativité, nous limitons le nombre de participants à 6.  À Boulouparis, Dumbéa, Mont-Dore et, en ligne, de Paris à Nouméa, voici l'agenda de nos prochaines rencontres.  1er atelier Nouvelles : le samedi 28 mai, de 9 h à 16 h 30. Accueil dès 8 h 45 pour le café/thé. Ouaménie, Boulouparis. Découvrir le genre de la nouvelle, construire une intrigue, initier le premier jet de la première phrase à la chute. 9500 XPF. Repas offert. Atelier débutants : les vendredi 27 mai et 10 juin, le samedi 11 juin, de 9 h à 12 h .  Accueil dès 8 h 45 pour le café/thé. Dumbéa-sur-mer . Pour les débutants et grands débutants qui ont envie de jouer avec la langue de Molière, libérer leur écriture, découvrir leur plume, oser !